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Filippo Zanghi
Conférence (extraits)

François de Limoges, « La Ville transitoire »
Bibliothèque de Saint-Jean
15 septembre 2015

Filippo Zanghi a publié Zone indécise, un ouvrage qui interroge la manière dont les écrivains contemporains perçoivent et représentent les espaces périphériques.

>… j’ai travaillé quelques années à une recherche qui m’a passionné ; les périphéries urbaines dans la littérature ; les périphéries parisiennes dans une série de petits textes tous parus dans le courant des 25 dernières années ; Maspero, Réda, Jean Rolin, François Bon, Philippe Vasset, Denis Tillinac, …

  ce que j’ai dit de ces écrivains, est-ce que je peux le dire de François ?

… j’ai demandé à François où on était : j’ai appris qu’on était parfois dans Genève, qu’on était parfois aux Eaux-Vives, au cimetière de Saint-Georges mais aussi en France voisine, à Ambilly, à Annemasse, …

… sur cette question du point de vue, je suis frappé par le caractère isolé de certaines constructions, par exemple de ces vieux édifices fatigués qu’on voit sur certaines images. Ils se détachent sur le ciel. Ils sont saisis en contre-plongée. Ils s’élèvent et leurs diagonales font s’ébaucher une figure de proue, et donc le maritime, et je sais que le maritime est l’un des grands comparants de la ville, c’est-à-dire que, depuis toujours, le rapprochement de l’urbain et de la mer, ou du naval, a permis aux artistes et aux poètes de dire certaines des sensations premières qui nous viennent quand nous prêtons attention à ce milieu particulier qu’est toute ville… 

… en regardant les photos de François, je saisis que la ville est éprouvée par quelqu’un ; et que moi aussi, je peux l’éprouver, je dirais de tout mon corps, en regardant ces images… Ça veut dire aussi, que je peux m’imaginer habiter ces espaces… Et là, petite anecdote : j’ai été surpris, mais aussi très heureux d’apprendre, par exemple, à propos du cimetière de Saint-Georges, que parfois François, je cite, y pose des marbres… Pour moi, ce n’est pas simplement une info bio-q : François pose des marbres dans des cimetières ; non, c’était la preuve que, oui, ces photos donnent à voir des espaces éprouvés, des espaces habités, donc habitables, en quelque sorte, habitables ne serait-ce que par le regard… Par ailleurs, on sait, on sent bien que toutes ces images ne sont pas forcément liées au parcours, à la trajectoire du photographe, mais qu’elles disent quelque chose d’une identité, d’une identité de citadin, de quelqu’un qui est, qui se trouve dans de la ville…

L’appréciation : synthétique  très dépréciative… Ici pas du tout, en tout cas, si certaines images portent bien une dimension critique (et peut-être que toutes ces images comportent cette dimension critique), ce n’est pas la première chose qui nous frappe, ce qui me frappe en tout cas : il n’y a pas, dans ce que je vois, l’expression d’un jugement. Il y a plutôt une voix qui dit : c’est là ; c’est ça qui est là …

… en regardant l’ensemble des photos : on a une ville qui est comme un immense atelier de création ; on a des sculptures monumentales en train de se réaliser sous nos yeux (je cite ici le texte d’accompagnement du projet). Là, je dois insister sur le plaisir que m’ont procuré la plupart de ces images. On dit un immeuble en construction : chez François de Limoges, on dit aussi, on se dit aussi, mentalement, voici un immeuble en destruction, mais ce moment-là, ce moment où l’on se dit ça, n’est jamais teinté de tristesse, ou à peine, ou très vite, parce que ce qui apparaît, à l’image, c’est plutôt une joie, une joie de défaire, une joie de pétrir, je pense au pachyderme… C’est que l’attention à la forme, le fait que la photographie dessine, d’abord, une forme, et non pas une fonction (travailler, habiter, etc.), met aussi en avant une dynamique, un mouvement. Et le primat des formes, qui permet ainsi de voir un éléphant en lieu et place d’un bâtiment, s’accompagne souvent du primat des couleurs : rouge des palissages, jaune, bleu, vert des bariolages – c’est un festin de couleurs.

… ce qui frappe, dans les photographies de François … c’est quelque chose d’énergique. Il y a une énergie, là-dedans, qui remonte loin. À vrai dire, ce qui m’est venu, assez vite, en voyant ces images, ce sont les poèmes et les manifestes des avant-gardes, des premières avant-gardes, donc pas d’abord les surréalistes, pas d’abord les situationnistes, mais avant : je pense à Cendrars,  Apollinaire ; je pense même à Martinetti ou à Albert Birot. Albert Birot et ses poèmes affiches.

Voici le texte de l’un d’eux :

Les chanteurs sont passés
Mais ils ont laissé
Un chant dans la rue
Prenez-le
Il va mourir

Donc, il y a bien la mort, mais ce qui est saisi, donc ce qui saisit notre regard, ce n’est pas la mort, c’est le souffle ou le chant, comme on voudra.

… et donc, quand j’ai rencontré François et que j’ai appris qu’il avait bien retouché les images, parce que j’avais eu le sentiment que quelque chose avait été touché sur ces images, eh bien quand j’ai su, quand j’ai eu confirmation de ces interventions, là encore, j’ai pensé aux avant-gardes : j’ai pensé à cette idée que la ville devenait un réservoir d’images, d’objets, de morceaux, de papier journal, d’enseignes, de bruits, d’éclats que l’artiste n’avait qu’à ramasser pour les jeter sur ses toiles, et le poète sur le papier, son papier, le sien, le papier de ses poèmes… Il y a encore de cela dans le travail de François : je ramasse et je colle. L’image aux Eaux-Vives, la gare des Eaux-Vives en travaux : comme si les réservoirs, les blocs aveugles et provisoires, les grillages étaient aussi de la ville, étaient aussi partie de l’avenue qui file au loin.

… chez les littéraires français, c’est-à-dire spécialistes de littérature française, il est difficile de parler de la ville sans passer par Baudelaire. Or, Baudelaire, s’il est bien le premier à faire entrer la ville dans le paysage, à élever la ville ordinaire à la dignité du poème, comme on dit, eh bien Baudelaire l’a fait dans une certaine tonalité, une tonalité fondamentalement mélancolique, et c’est souvent sur ce mode-là qu’on parle quand on évoque la ville des écrivains : Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel) ; Paris change ! mais rien dans ma mélancolie n’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs, vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie, et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

Quand on regarde les photographies de François, si la mélancolie peut pointer ici ou là (c’est ce qui m’est arrivé, par exemple, dans les images qui se délectent dans le gris et les tons gris-noirs ou bien sûr dans celles qui montrent des motifs funéraires ou s’arrêtent au moment de la destruction d’un édifice), ce n’est pas la mélancolie qui sourd derrière les images, en général, c’est autre chose. Même les ruines, les constructions abandonnées ne se montrent pas d’abord, il me semble, par ce qui leur manque : elles se montrent avec leurs trous, mais leurs trous, je dirais, leurs trous sont pleins de noir ; et ce noir, il me semble, n’est pas une absence de couleur, c’est une couleur comme les autres, et aussi virulente que les autres. Je pense surtout aux ouvertures, aux fenêtres disparues de certaines maisons ou de certains immeubles : pour moi, ce sont des yeux, des choses qui dardent le noir comme on darde des rayons, de la lumière… C’est un peu pour cela que je parle des visages, des faces de la ville qui apparaissent dans ces images…

L’Asile déserté par ses fous, dit une des légendes, à propos de tel immeuble… La maison sur la falaise, dit une autre légende, et on entend ajouter au bord de la falaise, c’est-à-dire au bord du gouffre… Mais les noirs, dans ces images, les noirs me parlent, me parlent comme des yeux, ou plutôt comme des bouches qui auraient la faculté de voir… Energie du noir, du gris, du gris-noir, donc, plutôt que mélancolie…

Nous avons affaire à une ville transitoire… Sur le transitoire – c’est encore le littéraire qui parle ici – impossible de ne pas repenser à Baudelaire encore : Le Peintre de la vie moderne, pour Baudelaire, c’est celui qui n’a pas pour but, simplement, le plaisir fugitif de la circonstance. Il s’agit, pour lui, de dégager  ce que la ville peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. On a beaucoup glosé ces lignes. Disons que, pour moi, oui, il y a de l’éternel dans ces images, mais j’entends « éternel » dans un sens très particulier : c’est simplement le souci de la forme ; donc, c’est aussi bien la volonté de saisir des formes que le travail de composition de l’image. Ce souci-là est bien présent. Il y a d’abord ces lignes, toutes les lignes dans presque toutes les images : lignes des façades : lignes entrecroisées des structures provisoires, sur les chantiers, ou des structures métalliques ; lignes des échafaudages ; lignes à haute tension ; lignes des dalles ; des grilles ; des palissades ; lignes des voies ferrées qui filent, qui fuient au loin, vers le Salève ou dans la neige, lignent qui courent avec l’enfant qui court ; lignes de boue, lignes dans la boue ; et puis lignes debout, verticales, grues, arbres, pylônes… etc., etc. Ça file. Ça fuit. Ça transite, donc…

Filippo Zanghi